UNE LECTURE MUETTE, UNE PROFÉRATION

Adresse de 26 nappes, janvier 2004, 140 centimètres sur 200 centimètres, impression sur coton écru. Jean-Claude Mattrat et François Righi. Avenay.

La proposition est de faire d’une conversation à propos du livre - discussions, questions, fins, expositions, assertions, sentences, conclusions - une séance publique démonstrative. Il n’y a pas de lieu particulièrement approprié, mais des ruines muséales, une cave ou le vestibule d’une bibliothèque sont considérés comme propices. Le matériel (tables, nappes, images) est fourni par les intervenants. Les sources des citations utilisées sont accessibles à qui en fera la demande. Elles demeurent serrées dans la napperie. La performance complète - lecture muette, distribution d’images, profération - n’excède pas 40 minutes. Sa forme est celle d’une édition limitée à 26 exemplaires dont chacun des lieux de réception constitue la manifestation tangible.

  • 26 nappes de coton écru, ourlées, de 140 centimètres sur 200 centimètres, sur lesquelles sont sérigraphiées en gris foncé, autant de brèves formules évoquant le sens, l'usage ou la conception du livre. Les mots sont lisibles frontalement sur la partie tombante de la nappe.
  • 2 tables d'environ 120 sur 60 centimètres et 75 centimètres de hauteur. Au départ, disposées les unes sur les autres, les nappes sont recouvertes d'un linge plus petit, mais suffisamment grand pour masquer la première formule. Les opérateurs sont deux. Ils se tiennent de part et d'autre de la table, se saisissent silencieusement de la première nappe, reculent, la plient avec soin, puis la posent sur la seconde table située en retrait. Après un temps, bref mais nécessaire à la lecture, ils plient la deuxième nappe, et ainsi de suite sans autre commentaire jusqu'à la vingt-sixième. À la fin la table reste nue, révélant un texte qui couvre toute sa surface. Les quatre cent quatre-vingt-seize mots qui le composent sont alors lus à haute voix par l'un des intervenants, après que l'on a distribué à l'assistance une photo de l'autodafé de livres perpétré par les nazis à Berlin le 10 mai 1933.

La diffusion de ce texte n'existe que sous cette forme de publication orale. Elle ne craint pas le feu. C'est la pensée que l'on pourrait incendier tous les livres qui brûle plus que le feu. Ainsi, le public est invité à recommencer - recommencer pour toujours - cette dénonciation de la barbarie, comme de toute violence, même molle, faite au livre. Ayant en main l'effrayante image du “coq rouge”, il est libre de forger en lui-même le titre de cette litanie, qui n'a pas de nom.

Il y a une épigraphe à cette profération, une citation d'Elias Canetti : Les livres ont plus de valeur que les fous, les livres ont plus de valeur que les hommes, tu ne comprends pas cela, parce que tu es un comédien, tu as besoin d'applaudissements, les livres sont muets, ils parlent, ET ils sont muets, c'est là le miracle, ils parlent et tu les entends plus vite que s'il te fallait les entendre vraiment !

Cela a commencé avec l'idée de Jean-Claude Mattrat d'imprimer sur une nappe une phrase trouvée dans un livre anglais : Gustave Flaubert remarked more than a century ago that it was high time to get rid of the absurd notion that “books dropped like meteorites from the sky”. Suite à l'impression de cette nappe, je lui envoyai une citation d'Elias Canetti : La meilleure définition de patrie c'est : bibliothèque. Quand avec d'autres formules se constitua une collection de nappes, nous aperçûmes que notre conversation à propos du livre prenait une forme plastique et ouverte que nous pouvions assumer en tant que publication : mise à la disposition du public, elle se substituerait efficacement à une prise de parole, toujours suspecte d'autoritarisme. Au cours de cette lecture muette, les nappes fonctionnent comme les devises de la Renaissance : énoncés d'une pensée sur un nœud de parole et de chose. Une relation dialectique s'installe entre une figure simple ­ la table recouverte d'une nappe ­ et le “mot”, bref et incisif, entre le corps et l'âme, désignés ainsi puisque l'un ne signifie rien sans l'autre. Mais ici la figure est constante, qui porte des mots variés. Entre texte et image se situe le geste répété du dévoilement. Celui-ci s'inscrit dans un temps qui est semblable à celui du feuilletage d'un livre. Pas d'image : le geste y supplée qui anime ces “corps”. On peut rappeler qu’impresa est en italien le terme qui désigne la devise, et que, pour les étymologistes, le mot français de " devise " est lié au verbe deviser, qui anciennement signifie : former un dessein. Il signifie aussi diviser, car diviser dessine, et permet de compter, donc de “se faire une idée” de ce qui, par exemple, dans le temps de la monstration des nappes, nous occupe. Il faut insister là-dessus : une devise était dite “imparfaite” lorsqu'elle se réduisait à une figure muette. Elle devait être peinte, figure et mot, sur l'habit ou le bouclier. Dans ce sens, l'imperfection des nappes ne leur permet de prendre figure, pour grimacer, que dans le temps nécessaire à leur dévoilement. D'où vient l'idée d'une telle démonstration ? Il ne faudrait être ni trop clair ni trop obscur pour bien parler de ce que disent mieux les livres que nous faisons, car l'imperfection de ces deux éclairages mettrait à mal l'évidence du sujet, dont on sait qu'elle gêne les commentateurs. Or, laissant cela aux théoriciens (qui ne manquent pas de nous définir, qui veulent toujours nous imposer leurs définitions), nous ne délivrons pas plus de commentaires que nous ne défendons de thèses. Le signe doit être l'indice sensible d'une chose qui ne tombe pas sous le sens. Nous parlons entre nous, mais nous n'élaborons pas de théories. Le sens de ce que nous faisons se trouve dans les indices suscités auparavant, malgré nous, pendant que nous parlions. C'est pour cela que nous conservons des traces de notre conversation. Notre plus récent échange prit le prétexte d'un petit livre d'Alcuin, Le dialogue du jeune prince royal Pépin avec le maître Albinus. En marge de l'avant-dernière question, Quid est tacitus nuncius ? , j'avais noté Mutus Liber, pour le plaisir d'évoquer la quatrième planche du grimoire hermétique de La Rochelle, où l'on voit cinq draps - mais il pourrait s'agir de nappes - exposés à la rosée d'une aube printanière. Jean-Claude Mattrat me répondit en modifiant les trois dernières propositions, qu'il retraduisit au crayon en bas de page : ­ Qu'est-ce qu'un messager silencieux ? ­ Ce que je tiens. ­ Que tiens-tu ? ­ La lettre. C'est ainsi que cela pourrait finir ; puisque la première question du prince était : Qu'est-ce que la lettre ?

Jean-Claude Mattrat et François Righi

1 - 11 janvier 2004 - Henrichemont, « séance publique expérimentale », chez Nicole Courtois et Daniel Bambagioni, salle Gustav M. 2 - 21 mai 2004 - Saint-Yrieix-la-Perche, « les éditeurs, la foire », Centre des livres d'artistes. 3 - 12 juin 2004 - Avenay, « Livres à disposition ». 4 - 13 juin 2004 - Avenay, « Livres à disposition ». 5 - 9 juillet 2004 - Pont-Audemer, vernissage de l'exposition « Toute figure est monde », musée Alfred Canel. 6 - 17 juillet 2004 - Couture-sur-Loir, « Les Rencontres de l'été », La Possonnière. 7 - 19 novembre 2004 - Genève, festival de poésie sonore « Roaratorio », cinéma Spoutnik. 8 - 22 janvier 2005 - Bourges, « Les Hivernales », médiathèque. 9 - 20 mai 2005 - Lausanne, « l'état de poésie » dans le cadre du Festival Science et Cité et de la Semaine du Cerveau, Palais de Rumine. 10 - 21 janvier 2006 - Hérouville-Saint-Clair, l'Artothèque de Caen, « le Banquet », Centre Dramatique National de Normandie. 11 - 6 mars 2006 - Romorantin-Lanthenay, « de l'agitation contemporaine autour du livre », médiathèque. 12 - 9 mars 2006 - Versailles, « Le printemps des poètes », librairie-galerie La Gradiva.
13 - 6 avril 2006 - Bourges, « les premiers jeudis du mois », galerie l'Autre Rive. 14 - 7 avril 2006 - Arras, « Le livre d'artiste dans le monde du livre », Hôtel de Guînes. 15 - 20 mai 2006 - Saint-Benoît-du-Sault, « Tarabuste, 20 ans au bled », Prieuré. 16 - 10 juin 2006 - Tours, « Livres à disposition », chez Ulrike Würbach. 17 - 11 octobre 2006 - Saint-Germain-la-Blanche-Herbe, « Livres et lecteurs à la question », Institut Mémoires de l'édition contemporaine. 18 - 7 décembre 2006 - Orléans, « Manuscrits dans tous leurs états », médiathèque. 19 - 14 décembre 2006 - Barcelone, « Autoria i originalitat a la creacio grafica » Eina, Escola de Disseny. 20 - 5 mai 2007 - Roanne, « François Righi, Des livres, le spectre d'une exposition impossible », médiathèque. 21 - 22 septembre 2007 - Genève. « Rituels, langues et sortilèges » Fureur de lire, atelier des éditions Héros-limite. 22 - 25 octobre 2007 - Bignan, séminaire « Le livre d'artiste », Domaine de Kerguéhennec. 23 - 19 décembre 2007 - Paris, Beaux-arts de Paris l'école nationale supérieure, amphithéâtre d'honneur. 23 bis - 12 janvier 2008 - Henrichemont, « séance additionnelle », chez Nicole et Daniel Bambagioni, salle Gustave M. 24 - 24 mai 2008 - Mérignac, auditorium François Lombard, médiathèque municipale. 25 - 2 mars 2009 - Toulouse, « Printemps des poètes », Cave poésie Roger Gouzenne, Université populaire de la poésie. 26 - 4 juin 2009 -
Paris, « séance conclusive », bibliothèque Forney, « Paris en toutes lettres ».

    • 2 juin 2012 -
      Les Baux-de-Provence, « édition revue et augmentée », Chapelle des Pénitents Blancs, « Livres à disposition édition 8 ».

Cinq ans et cinq mois, c'est ce qu'aura duré la performance. Un DVD, intitulé Essai de reconstitution, est disponible. Il a été réalisé par Jean-Pierre Giraudon à partir de photographies prises lors de la séance du 22 janvier 2005 à la médiathèque de Bourges. Le son a été enregistré durant celle du 21 mai 2004 à Saint-Yrieix-la-Perche. Montage : Jean-Pierre Giraudon © Enregistrement sonore : Pierre Sadoulet dit Patros Durée : 7 minutes Prix du DVD : 5 euros